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9 février 2017

Lieu #6

Le garage de Montreuil, 2016 - Photo © Yannick Vallet

Film : Le samouraï (Trajet N°2)
Adresse : 116 bis, rue de Saint-Antoine - Montreuil

Lorsque j'ai commencé à réfléchir à ce projet sur Jean-Pierre Melville, le garage a été l'une de mes premières obsessions. Je ne savais absolument pas où il pouvait se situer, mais il fallait que je le retrouve. Certains indices (le style du mur bordant le trottoir, la très impressionnante perspective de la rue, le fait même que ce soit un garage individuel) me faisait dire qu'on était en banlieue parisienne mais sans aucune certitude. C'est à la faveur de mes recherches à la Bibliothèque du film de la Cinémathèque que j'ai découvert un indice capital. Un indice qui allait peut-être me permettre de retrouver, cinquante ans après, un lieu emblématique de la vie de Jef Costello…

Car, en effet, ce sera par deux fois que Jef Costello se rendra dans ce garage, à chaque fois pour les deux mêmes raisons : faire changer les plaques d'une DS volée et récupérer un nouveau revolver [1]. Le rituel sera toujours strictement identique et dans un ordre extrêment précis :
- entrée dans le garage,
- fermeture de la porte du garage,
- allumage de la lumière,
- changement des plaques avant,
- allumage d'une baladeuse électrique,
- changement des plaques arrière,
- remise des faux papiers,
- remise du revolver,
- paiement en cash,
- extinction de la lumière,
- ouverture de la porte du garage,
- sortie du garage.
Tout ça dans une continuité bien rôdée d'environ deux minutes et d'une quinzaine de plans. L'arrivée et le départ se faisant exactement sous le même axe et avec le même mouvement de caméra, un simple panoramique.
Une mécanique bien huilée qui ne fait qu'amplifier l'impression de solitude extrême des personnages, d'autant que jamais Costello ne prononcera un mot. Si ce n'est à la fin de la seconde fois, suite à la mise en garde du garagiste qui lui tend le revolver :
- J'te préviens Jef : c'est la dernière fois.
- D'accord.


Extrait du découpage technique (page 107) [2] :
 
     EXTERIEUR . SOIR . FACADE GARAGE

540. Le garage (116 bis rue de St-Antoine                       540.
     à Montreuil) porte ouverte.
    
     Apparaît au loin la DS. Elle rentre
     directement dans le garage. Les portes
     sont fermées tout de suite après.

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     INTERIEUR DU GARAGE

541. Obscurité absolue dans le garage.                          541.
                                            
                                             Le moteur de la DS
                                             s'arrête
                                             Pas du garagiste
     La lampe qui pend au bout d'un fil
     s'allume

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542. Jef reste au volant pendant que le                         542.
     garagiste lui change les plaques.


Voici donc ce que j'ai découvert en consultant le découpage du Samourai : la situation exacte du garage, avec une adresse ultra-précise au 116 bis rue de St-Antoine à Montreuil.
116 bis ! ? Etrange ! Comme le 116 bis de l'avenue des Champs Elysées, immeuble par lequel Costello sortira peu après être entré au 1 rue Lord Byron[3]. D'autant plus étonnant qu'après vérification sur StreetView, je me suis rendu compte que le 116 bis rue de Saint Antoine à Montreuil n'existait pas mais que le garage était en fait au 118 ! Pourquoi avoir changé l'adresse alors que cela n'avait aucune incidence sur l'histoire ? Peut-être parce que Jean-Pierre Melville avait, comme beaucoup, de petites manies. Ces sortes de petits rituels irrationnels que l'on peut mettre en place par pure superstition, pour se rassurer. Ce n'est pas un hasard d'ailleurs si, par exemple, alors qu'il est né un 20 octobre, la date de sortie de ses trois films Le samourai, Le cercle rouge et Un flic tombe précisément le 20 octobre ou le 25 [4] !
Il aimait sans aucun doute jouer avec les chiffres et les dates anniversaires : « Je m'étais toujours dit qu'il faudrait que j'ai fait 10 films en vingt ans. J'ai commencé Le silence de la mer le 10 août 1947, j'aurai fini Le samourai aux alentours du 10 août 1967. » [5].
Rien d'ésotérique ou d'occultes là-dedans, juste quelques indices sur la personnalité hors normes de ce réalisateur, certainement un peu superstitieux !
En attendant, la mention de cette adresse à Montreuil m'a permis d'aller photographier le garage avant qu'il ne subisse les méfaits du temps et des hommes. Car, cinquante ans après, je fus agréablement surpris de constater que, finalement, celui-ci n'avait que très peu changé. Mais cela n'allait pas durer car, comme me l'a confié le propriétaire de la maison, des travaux allait être engagé pour modifier la configuration générale des bâtiments. Aujourd'hui, le garage a donc définitivement disparu, enseveli sous des mètres carrés d'isolation et d'enduit hydrofuge.

[1] Voir post du 24 novembre 2016 : Lieu #2 
[2] LE SAMOURAI - Adaptation et découpage technique d'après le roman de Jean-Pierre MELVILLE. Voir post du 27 novembre 2016 : Work in progress #2 
[3] Le Commissaire, au téléphone (à un de ses agents ayant pris Costello en filature) : Attention, le 1 rue Lord Byron est un immeuble à double issue. La sortie sur les Champs Elysées est au 116 bis, dans le hall du Normandie. 
[4] Le samourai est sorti le 25 octobre 1967, Le cercle rouge le 20 octobre 1970, Un flic le 25 octobre 1972. En 1970, le 20 tombait un mercredi, jour de sortie des films, malheureusement ce n'était pas le cas en 1967 et en 1972 !
[5] Jean-Pierre Melville interviewé par Maurice Seveno le 8 août 1967 (Archives INA)